Juste une mise au point

Je me suis habitué à la sécheresse de l’été. Mes habitudes changent, mon rythme de vie s’adapte, et je survis sans grandes difficultés si la nourriture ne vient pas à manquer sur le sol. Mes prédateurs naturels subissent logiquement les mêmes contraintes que moi. Paresseux le jour, ils chassent activement toute la nuit. La taupe remue la terre et s’approche parfois dangereusement de ma cache. J’entends ses pattes gratter et repousser nerveusement la terre. Les tremblements du sol s’amplifient, s’atténuent puis cessent, et je m’endors.

Au petit matin je parcours mes galeries en surface avant de m’enfoncer dans la fraicheur du sous-sol. Si un petit humain m’aperçoit furtivement sur la terre, il me confond avec un petit serpent et risque de me faire des misères. Alors je demeure bien à l’abri. Le réflexe propre aux humains d’écraser les petites bêtes aurait fait rire mes ancêtres « les vers géants ». Le ver de terre ne possède pas de squelette minéral, donc pas de craquement d’os sous le pied de l’enfant. A ce propos, les corps mous se transforment rarement en fossile, mes ancêtres géants ne pourront pas hanter les nuits du criminel.
De temps à autre, une bêche à fourche me soulève à la lumière. Généreusement, le jardinier me laisse repartir dans ma terre natale. Complètement retournée, je trouve difficilement mes repères dans ce labour, mais je préfère ma situation à celle de congénères coupés en deux par une tranche ou une pelle affutée. Si le hasard fait bien les choses, certains parviendront à régénérer la partie manquante de leur corps, les autres malheureux engraisseront les bactéries du sol.

Parfois je suis perplexe, notamment quand je vois un humain capturer beaucoup de vers autour de moi. Envisage-t-il de les déplacer pour fertiliser un autre terrain ? Souhaite-t-il les tuer ? Trouver des vers demeure tellement simple pour un humain, nous habitons tous les milieux, toutes les terres et cela malgré l’acharnement des hommes à nous maltraiter. Dernièrement, notre hôte, le propriétaire de ce beau pavillon résidentiel s’agaçait de nos déjections et des mauvaises herbes à la surface de la belle pelouse verte. Habillé d’une combinaison blanche, ce jardinier en herbe a pulvérisé un liquide chimique brulant et nauséabond sur le sol.
Quel est l’impact de ces produits dangereux pour les organismes vivants ? Comment naîtrons nos petits, est-ce que les bébés annélides deviendront à terme sensibles à tous ces produits ?

Les turricules, nos déjections en forme de tortillons de terre, fleurissent à l’extrémité de nos galeries. Pas esthétique du point de vue d’un humain, ils constituent cependant un apport de matières organiques gratuites pour l’herbe. Peut-être préfère-t-il une belle colonie de taupes dans sa pelouse, avec son réseau de galeries et ses nombreuses taupinières en surface !

Je me déplace rapidement dans la galerie souterraine qui me rapproche de ma tanière. Avec mes soies sensibles, je perçois mon environnement aussi bien qu’avec des yeux qui du reste ne seraient d’aucune utilité dans le noir. La journée s’avance, j’attends avec impatience cette nuit pour remonter manger au clair de lune. A la fin de mon repas, j’entrainerai un petit bout de feuille sous la surface. Cette précaution me semble utile en regard à toutes les nouvelles menaces découvertes aujourd’hui.

Et si les humains devenaient collectivement conscients de l’urgence de protéger les écosystèmes dont ils dépendent, restaurer ce qu’ils abiment, et reconstruire ce qu’ils ont détruit !
Tous les jours, nous contribuons activement au recyclage des végétaux et améliorons la fertilité du sol par nos déplacements et nos déjections. Des hommes élèvent des vers de terre et les réintroduisent dans la terre. La pratique de l’agroécologie diminue les pressions sur l’environnement, c’est une bonne façon de nous préserver. La population des vers terrestres ne peut pas parler avec les décideurs humains, mais la végétation parle.